Traduction de l’anglais et réécriture par
l’auteur
Lieu.
Université de
Vienne, le 17 janvier 2014
Prague, les 23-25 mai 2014
Paris, 11-12 juillet 2014
Thème:
"De l’Ouvert et l’Intime. A la découverte du
Da-Sein au jour d’une synergie entre la pensée heideggérienne et un moment
événementiel de vie tel le séjour en Inde de Medard Boss.”
En août dernier, lors d’un voyage au Népal, je fus le témoin privilégié
d’une crémation au temple hindou de Pashupatinah. Une expérience événementielle
qui me remit en mémoire le séjour de Medard Boss en Inde et la notion heideggérienne
fondamentale d’ « être-vers-la-mort ». “ Devenir Daseinsanalyste”
exige d’entrelacer à toute formation un cheminement et une méditation des
existentiaux qui fondent notre vie. Donnons-nous le temps d’en approfondir deux
particulièrement fondatifs en psychothérapie : l’Ouvert et l’Intime.
Mots-Clefs :
Le danger du Gestell, l’arraisonnement ou le
dispositif, celui d’une technologisation
outrancière et d’une rationalisation toute puissante. – Habiter et éprouver la présence du Quadriparti
(Geviert) – Être à l’écoute de
l’appel à penser ce qui est à penser : « L’Entre-Trois
Existential » qui s’impose à l’homme : «L’Être – l’étant – le Néant» potentialisé par la
transcendance. – La Daseinsanalyse: un cheminement continuel de la vérité, du
sans-retrait (Alhqeia) en tant que dévoilement : (Richtigkeit-justesse ó Ubereinstimmung-concordance, adéquation ó Entdecktheit-découvrement ó Unverborgenheit-dévoilement,désabritement,
suspension du retrait ó Erschlossenheit- déclosion, ouvertude ó Lichtung-clairière). Daseinsanalyse
et dialogue.
Theme :
"Intimacy and openness", a peculiar
understanding of Da-sein through
the intertwining of Heidegger’s path of thinking and a life’s event as Medard
Boss's Journey in India.
Last August, I
was a witness to a cremation in Pashupatinah. A very strong experience which
remember me the journey of Medard Boss in India and the "
being-towards-dead" of Heidegger.
"Become Daseinsanalyst" implies more as training or knowledge but a
deep experiencing of the existentialia. From this perspective, let us ponder
two keynotes of psychotherapy: Intimacy and openness.
Keywords :
Danger
of enframing (Gestell), technology
and extreme rationalization – Dwelling and the fourfold (Geviert) – Appeal to think what has to be thought: the threefold
existential concern of “Being - Beings - Nothingness” potentiated by
transcendence – Daseinsanalysis: a never-end pathway to Aletheia as
unconcealment (Richtigkeit-correctness ó Ubereinstimmung-agreement
ó Entdecktheit-discovery ó Unverborgenheit-unconcealment ó Erschlossenheit-disclosedness ó Lichtung-clearing). Daseinsanalysis and
Dialogue.
|
Übersetsung
: Salome Hangartner
Thema :
„Intimität und Offenheit", ein besonderes
Verständnis des Da-seins anhand der
Verflechtung von Heideggers Gedankenwelt und eines Lebensereignisses wie
die Indienreise von Medard Boss.
Im vergangenen August war ich bei einer Kremation in Pashupatinah
zugegen. Ein sehr Erlebnis, das mich an die Indien-Reise von Medard Boss und
Heideggers „Sein zum Tode” erinnerte. Daseinsanalytiker zu werden beinhaltet
mehr als die entsprechende Ausbildung oder Wissen, nämlich eine tiefgehende
Erfahrung der Existentialia. Aus diesem Blickwinkel wollen wir zwei
Schlüsselbegriffe der Psychotherapie betrachten: Intimität und Offenheit.
Schlüsselworte :
Gefahr des
Gestells, Technologie und extreme Rationalisierung – Aufenthalt und das
Geviert – Aufruf zu denken, was gedenkt werden muss: die dreifache
existentielle Besorgnis um das „Sein - Seiende - Nichts” potentialisiert (verstärkt) durch Transzendenz – Daseinsanalysis: ein
nie endender Weg zu Aletheia als Unverborgenheit : (RichtigkeitóÜbereinstimmung óEntdecktheitó
Unverborgenheitó ErschlossenheitóLichtung).
Daseinsanalyse
und Dialog.
|
Conférence :
“Zeitlichkeit und Psychotherapie”
« Temporalité et Psychothérapie » n’est pas un thème anodin. Il n’est
d’ailleurs pas un thème mais plutôt un révélateur d’une situation tristement
connue, celle d’un totalitarisme sournois qui, après avoir quelque peu
sommeillé, se réveille de plus belle. En
effet, ce qui éclata dans les années trente n’en finit pas de contaminer, d’infecter
– de moins en moins subtilement – nos pensées et croyances. Tant Husserl,
Heidegger que Patoĉka ou Arendt ont tenté en vain de nous mettre en garde
contre ce nihilisme qui néantise l’homme et le mène inexorablement à sa perte,
un nihilisme crypté et plus que jamais masqué par le soi-disant progrès de nos
sociétés modernes et la recherche illusoire de « bien-être » qui,
faut-il le préciser, s’est définitivement détournée de l’Être.
Dans son dernier livre, “Die krisis der Europäischen wissenshaften und
die transzendentale phaenomenologie“
écrit en 1935, Husserl dénonce les dérives scientifiques dont témoignent le
positivisme et l’objectivisme qui réduisent la nature et l’homme à des formules
donnant l’illusion que ceux-ci sont régis par des lois universelles, faisant fi
de tout vécu subjectif. Il critique le fossé qui se creuse inévitablement entre
la recherche scientifique et une approche métaphysique, ce qui sous-tend une
crise des valeurs humaines. Il put aussi ressentir, anticiper le drame humain
engendré par la politique allemande qui, selon Arendt, provoqua un séisme.
« Quelque chose s’est produit là que nous ne pourrons jamais dépasser. »
Heidegger n’aura de cesse qu’il n’ait ouvert les consciences sur le
danger d’une technologie toute puissante qui affaiblit, voire torpille, à ce
point la pensée de l’homme qu’il ne se rend plus compte combien il s’est enfermé dans
un monde calculable et manipulateur qui l’éloigne de l’essentiel à savoir que “« le
Dasein est un étant qui ne se borne pas à apparaître au sein de l’étant. Pour
cet étant, il y va en son être de cet être »”
Ne nous méprenons pas. Il ne s’agit pas d’une critique ontique visant un quelconque
appareillage technologique mais bien plutôt ontologique touchant l’essence même
de la technique comprise comme “une production, poihsiV,...
comme un dévoilement,… qui dans la technique moderne
devient provocation…, arraisonnement (Gestell)
provoquant.”
Dans la mesure où tout est frappé d’une logique scientifique, le plus grand danger de cet arraisonnement est
que l’homme « puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel
et d’entendre ainsi l’appel d’une vérité initiale.”
En nous considérant comme les maîtres du monde asservissant la nature à nos
besoins démesurés, en usant et abusant de la technologie pour arriver à nos
fins, nous appauvrissons la terre tout en nous éloignant de la possibilité de
dévoiler notre propre essence.
Prolongeant Heidegger, Patočka
souligne que la science inféodée à la puissance de la rationalité nous impose
une compréhension du monde qui se réduit à un arsenal de choses-outils et
associe sortie de crise à des innovations technologiques de plus en plus sophistiquée.
La racine du mal n’est pas sociale ou politique mais civilisationnelle. Notre civilisation s’est détournée du lien
essentiel de l’homme à l’Être, à la transcendance au risque de perdre son âme
comprise par le philosophe comme le lieu de l’éthique, d’une sollicitude pour
le monde et la vérité. Patočka lui donne le nom de super-civilisation
qui conduit inexorablement à
“l’objectivation, l’automatisation et la rationalisation de la société » et, ce, parce que, pour la première
fois, cette rupture idéologique survenue en Occident s’est propagée urbi et
orbi. Une nouvelle forme de totalitarisme. Ce qui dirige aujourd’hui le monde
est une volonté exponentielle de puissance et de maîtrise qui entraîne une
exploitation éhontée de la nature réduisant tout étant à une marchandise, y
compris l’homme tombé dans le piège d’un consumérisme aliénant. Notre manière
d’aborder les choses de ce monde a totalement perverti notre compréhension
première en tant qu’ « Unité » comprise par le penseur tchèque comme
une ouverture qui transcende les parties en une unité nouvelle, ouverture qu’il
distingue de l’entité actuelle fermée sur elle-même, compacte, simple agrégat
de ses parties obturant l’ouverture.
Plus que jamais, le confort matériel identifié comme garant de
“bien-être” devient le centre de toutes nos préoccupations renvoyant tout
questionnement spirituel touchant l’Être et notre essence à la sphère
personnelle, voire plus radicalement à des allégations fantaisistes «
dont l’homme pourrait avoir besoin mais qui ne peuvent en aucune manière
devenir philosophiques. ».
Comment pouvons-nous imaginer l’avenir de la Daseinsanalyse en ces temps de désolation ?
La Daseinsanalyse n’est pas
simplement un courant thérapeutique parmi d’autres. Elle exige tant de vous que
de ses pionniers – Binswanger, Boss, Condrau – une étrange et paradoxale
sensation de manque au coeur même du savoir, du bagage académique. L’outillage
scientifique, pourtant prometteur, semble de plus en plus impuissant à traiter
les questions et souffrances existentielles. Non seulement le patient mais
aussi le clinicien sont en recherche, en attente d’un « je ne sais
quoi » signifiant non encore signifiable. Binswanger le découvre en lisant “ Être et
Temps”. La rencontre événementielle de Heidegger éclaire le chemin de Boss qui
dans la quarantaine ressent le besoin d’habiter une autre culture, un autre
mode d’être-au-monde en acceptant une mission en Inde.
La réponse d’un astronome à l’une de ses questions lui rappelle combien
Jung et Freud avaient adhéré à la thèse d’Héraclite à savoir « épouser les
opposés. » Ce voyage spirituel lui semblait fondamental parce qu’ “il lui
importait avant tout d’affermir les bases spirituelles de sa psychologie et médecine,
d’approfondir et de fonder solidement sa connaissance de l’homme, de découvrir
des idées meilleures et plus justes sur ce qu’est l’homme par nature et par
destination. Une telle quête est essentiellement philosophique.”
Depuis Platon et Aristote, le principe de non-contradiction appauvrit la
pensée occidentale. Nous sommes de plus en plus aveuglés par la suprématie d’un
logoV - ratio dénaturé laissant pour compte le muqoV
devenu ringard. Toute fantaisie, créativité, ouverture
est exclue des recherches. Tout doit être validé au sein d’un cadre
scientifique et dès lors réifié comme un objet mathématique susceptible d’être
décodé et compris dans un diagramme statistique. Notre capacité de nous ouvrir
aux étants au jour d’un “saut dans l’Être”
s’émousse inévitablement. Les conséquences de ce clivage sont dramatiques et la
difficulté de l’homme à s’ouvrir à son fondement n’est pas des moindres. Nous
perdons peu à peu le contact avec l’essence des choses, y compris la nôtre. N’y déroge pas plus notre relation à la
science dont l’essence est de se maintenir dans le questionnable. “C’est dans
le questionnement que repose l’avancée remarquable qui dit oui à ce qui n’est
pas encore maîtrisé et à l’ouverture d’horizons à méditer, non encore explorés.
Ce qui est ici en jeu est un dépassement de soi vers quelque chose au-delà de
nous-mêmes.” Dès lors, la science ne peut être dissociée de
la philosophie qui toutes deux questionnent sans cesse et à nouveaux frais
l’étantité. Lorsque la chose à sonder est l’être humain – tel est le cas de la
psychothérapie – l’attitude à adopter est plus que jamais celle de l’humilité
qui permet de « séjourner au sein de la donation » sans pour autant
la contaminer de son ego.
Séjourner, Habiter relève de l’essence même de la psychothérapie. Encore
faut-il le comprendre ? “Habiter,
être mis en sûreté, veut dire : rester enclos (eingefriedet) dans ce qui nous est parent (in das Frye), c’est-à-dire dans ce qui est libre (in das Freie) et qui ménage toute chose
dans son être.” L’Habiter
qui sous-tend être-le-là, l’ouverture à l’Ouvert, permet à l’homme de s’intoner
à sa propre ouverture originaire qui déploie le au-monde de la spatialité lui
étant propre et le met en contact avec le quadriparti.
Certes, comprendre ce que Heidegger nous invite à méditer n’est pas des
plus aisé et, à fortiori, de le considérer comme fondamental pour un clinicien.
En effet, en habitant le monde, l’homme prend conscience qu’il l’habite comme
un « mortel » sur « terre » tout en abritant une présence
“divine” sous la voûte « céleste ». Un quadriparti qui forme une unité, quatre éléments – homme – terre –
dieux – ciel – qui résonnent à n’en faire qu’un. Au-delà du principe de
non-contradiction, prolongeant la pensée orientale d’harmonisation, nous
pouvons, en habitant le monde, devenir le tenseur de cet entre fondatif où
co-habitent les mortels, la terre, les dieux et le ciel, fondatif dans la
mesure où ce lieu est celui où l’homme peut advenir à lui-même.
Cela semble pour la plupart d’entre vous et tout spécialement pour les
scientifiques acharnés, sinon abstrait, voire abscond, tout du moins purement
théorique, à la limite du compréhensible ! Néanmoins, il suffit de
l’expérimenter – comme le fit Boss en Inde – pour que l’hermétique s’éclaire
d’évidence.
C’est sur le chemin en tant que co-cheminants que Boss put Rencontrer un
maître hindou. Ils marchèrent ensemble vers un monastère retiré dans la campagne,
voué au culte de Dourga, déesse de la destruction. C’est là qu’il séjourna dans
l’aura de sa présence et sagesse. “Quand quelqu’un veut vraiment aider
judicieusement ses semblables, les guérir à fond, il lui faut évidemment avant
tout tirer au clair ce qu’est l’homme dans sa véritable essence, comment il
est, pourquoi il existe.”
Durant son voyage, il séjourna aussi dans une grotte en présence/absence d’un
ermite. Chacune de ces expériences transforma l’espace et le temps en un orismoV, un horizon spécifique où l’homme éprouve le lieu
trinitaire dynamique et fragile du « Da », horizon qui n’en est plus
un mais devenu « libre étendue ». Gelassenheit.
Détachement, lâcher-prise.

En août dernier, j’ai proposé à un jeune patient de 22 ans un voyage au
Népal dans l’espoir de créer une fissure dans la forteresse de ses
représentations mentales perverties par un mode de vie sans limites, ni
matérielles, ni existentielles. La visite du temple hindou Pashupatinah, un
lieu surréaliste, véritable concrétisation du quadriparti, exauça mes vœux au-delà
de toute espérance.
L’événement
était à la mesure de la fissure, à la mesure de ce à quoi il nous convoqua : une
cérémonie complète de crémation.
Se
trouver ainsi face à la mort, à la souffrance de la famille et des proches,
participer malgré lui, malgré eux, aux rites funéraires, si différents des
nôtres ne pouvait nous laisser indifférents. Prendre ainsi toute la mesure de
la différence entre un documentaire à la télévision, un texte décrivant la
scène et y être en chair et en os.
Emergence
imperceptible du sacré qui nous impose le recueillement, le silence et... une
intranquillité. Pouvions-nous y être, nous maintenir dans leur intimité ?

Il était
là, au bord de l'eau, couché sur une pierre, enveloppé d'un linceul chamarré,
les pieds nus. Des fleurs, des guirlandes de fleurs, de l'eau. Soudain, des
proches, la famille. Des femmes criant, titubant, pleurant. Un homme lui lave
les pieds, l'asperge d'eau puis se retire et... s'effondre.
Ce
premier rite accompli, la dépouille est portée sur une civière de l'autre côté
du pont où un bucher l’attend. Le préposé allume le visage... De paille et de
bois se fasconne un sarcophage de fortune qui le protège du regard des hommes.
Un rideau de fumée épaisse et blanche bientôt l’enveloppe. Il n’en devient que
plus présent qu’il disparaît.
Je ne
connais ni ton nom, ni ton visage, ne sais rien de toi mais... je t'ai
accompagné dans ton dernier voyage comme jamais encore je ne l’avais vécu.
N’est-ce
pas en ces moments inattendus que le réel se donne ouvrant l’homme à la brèche
de l’humanité dont il est le garant?
Un rite
de passage, nous pouvons le nommer ainsi. Mais de quel passage s'agit-il ? A
priori, de la vie vers la mort. A y être, à méditer l'expérience, un autre
passage plus subtil se révèle, celui du mort vers le néant, celui d’une
présence trompeuse – la dépouille – vers une absence – les cendres éparpillées
dans le fleuve – dévoilant le lien, ce qui demeure,.
“Plus le ne-plus-être-Là du défunt est saisi de
manière phénoménalement adéquate, et plus clairement il apparaît qu’un tel
être-avec avec le mort n’expérimente justement pas le véritable
être-venu-à-la-fin du défunt. La mort certes se dévoile comme perte, mais
plutôt comme une perte que les survivants éprouvent : dans cette épreuve, ne
devient point comme telle accessible la perte d’être « éprouvée », « subie »
par le mort lui-même. Nous n’expérimentons pas véritablement le mourir des
autres, tout au plus les y « assistons »-nous
toujours et seulement.”
Aucun d’entre-nous ne peut connaître le mourir, voire même se le
représenter. Néanmoins, bien qu’étrangers, nous avons pu partager, sinon le
mourir de l’être-mort, tout du moins une “Stimmung”
à nulle autre pareille qui a amorcé un découvrement-dévoilement essentiel,
au-delà de celui de l’étant (Unverborgenheit),
l’ouvertude de l’être-même de l’homme
(Ershlossenheit) : Da-sein.
Au Népal, nous avons été confrontés à ce qui est pudiquement caché en
nos contrées : la froideur inquiétante du
sans-vie. Tout au long des rituels, la sensation prégnante de l’éphémère, de la
fugacité, de la fragilité de ce que « veut dire être un homme » nous
envahit non sans s’associer étrangement à une présence réconfortante
d’humanité, d’être-ensemble dans le partage et le recueillement de
« ce-qui-fut-sans-pour-autant-déjà-ne-plus-être ».
Nous avons éprouvé, surpris et troublés, le quadriparti, la résonance
intime de la terre, des mortels, des dieux, du céleste qui révèle une jointure
(Fuge) où absence et présence
s’entrelacent au jour d’une sensation événementielle : le sacré.
Ce vécu inattendu nous convoque à un appel d’intelligibilité, à lui donner sens
au jour d’une pensée.
Que faut-il penser ? Précisément ce qui ne l’est que rarement, voire
jamais car tombé dans l’oubli ou l’obsolète.
Il nous faut penser, méditer l’entrelacs de l’Être et de l’étant, l’Être
lui-même en tant que transpropriation (Ereignis)
et, in fine, non seulement que « le Dasein est un étant qui ne se borne
pas à apparaître au sein de l’étant. Pour cet étant, il y va en son être de cet
être »
mais aussi que ce cheminement fonde la Daseinsanalyse.
Un cheminement – faut-il le préciser – n’est jamais théorique mais se vit,
s’éprouve dans le corps et l’esprit.
Que faut-il penser ? Le penser lui-même. Une pensée authentique est
contemplative laissant la chose se donner elle-même plutôt que s’enquérir de
son utilité, du comment je peux l’exploiter.
Que faut-il penser ? La présence incontournable de la néantisation. Tout
comme Aristote le précisait pour l’Être, le « néant » connaît
une plurivocité tout aussi complexe qu’il nous faut sonder. “Da-sein signifie : se trouver retenu à
l’intérieur du néant. Se retenant à l’intérieur du néant, d’ores et déjà chaque Dasein émerge hors de l’étant dans son
ensemble. Cette émergence hors de l’étant, nous l’appelons la transcendance. ”
« Da-sein » nous
invite à penser l’homme au-delà de la métaphysique et pensée occidentale
classiques. Le Daseinsanalyste n’en
finit pas au jour de sa pratique de questionner ce mode spécifique de « l’être-au-monde ».
Prolongeant la pensée heideggérienne, à l’écoute des parcours de vie de mes
patients, je comprends le “Da” comme un “entre” mis en tension par les
présences/absences-donations inévitables de l’Être, de l’étant et du néant,
harmonisé par la transcendance. Se maintenir dans cet “entre-trois existential”
pour laisser émerger une harmonisation équilibrante n’est pas sans risque et
dès lors pour le moins anxiogène. La première réaction est de s’en détourner
pour se perdre dans la quotidienneté aliénante que Heidegger appelle « Verfallung”, déchéance dont les axes
majeurs sont le bavardage, le divertissement, la curiosité, l’équivoque.
L’angoisse est à son comble lorsque défaille la transcendance, cette sensation
de pouvoir dépasser la facticité première, de ne pas être réduit à ses
prédicats. L’homme n’est pas, il a à être au jour d’une intonation à l’Être.

Eviter cette “confrontation-méditative” obture la possibilité d’une
perception-interprétative du monde comme dévoilement,
fondement déterminant de la vérité. “Seul là où prévaut le dévoilement se donne
le dicible, le visible, le montrable, le perceptible.”
Nous ne pouvons comprendre (Verstehen is
immer gestimmt sein) le “au-monde” de notre “être-au-monde” si nous ne sommes pas intonés à cette ouverture
trinitaire qu’est l’alhqeia. La première est le découvrement (Entdecktheit)
de l’étant. Un étant ne nous apparaît compréhensible et utilisable que parce
qu’il s’est découvert. « Manifestation ontique… qui ne se peut qu’au jour
d’une découverte de soi-même intuitive et intonnée (Stimmungsmäßigen) au milieu des étants.”
Ce commerce quotidien avec les étants est notre première manière et souvent la
seule que nous connaissons pour entrer en relation avec le monde. L’étape
suivante est le dévoilement (Unverborgenheit)
de l’Être. En effet, la vérité ontologique fonde l’ontique.
Le dévoilement de l’Être sous-tend une déclosion, une ouvertude (Erschlossenheit) du Dasein possibilisée,
selon Heidegger, par l’affection, le comprendre et le parler (Befindlichkeit – Verstehen – Rede). Néanmoins,
à ne pas oublier que “l’ouvert est soumis à la dissimulation et à la fermeture
du bavardage, de la curiosité et de l’équivoque. L’être pour l’étant n’en est
pas pour autant éteint, il est déraciné.”
Aussi longtemps que nous réduisons un étant à son “utilisabilité”, à notre
propre horizon de besoins, nous ne sommes pas ouvert à l’essence même de cet
étant et à l’Être. Être ouvert à l’Être, être passible de cette intonation à
l’Être appartient à notre constitution la plus propre et implique un rapport
spécifique à la spatialité. D’ “Être et
Temps” à “L’origine d’une oeuvre
d’art”, Heidegger repense l’espace de telle manière que l’outil n’y est
plus compris comme un simple renvoi à une ustensibilité. L’utilité des choses –
ce à quoi ils peuvent me servir – s’inscrivent
désormais dans un horizon plus large de fiabilité (Verlaßlichkeit) qui dépasse la simple utilité pour entrer en
relation avec l’inconnu. Heidegger donne le nom de “terre” à cette nouvelle
perspective du monde, un pas vers la pensée de la radiance, une manière de se
phénoménaliser sans fond, un mode d’apparaître affranchi de toute matérialité.
Tentons, au jour de ces prolégomènes, le saut
vers le troisième déploiement de la compréhension de l’alhqeia, plus
fondamental mais aussi plus énigmatique, voire ésotérique : Lichtung, la clairière, l’Ouvert. Afin
de l’introduire dignement, nous devrions pouvoir lire ensemble “la Fin de la philosophie et la tâche de la
pensée”, un des derniers textes de Heidegger,
des plus difficiles, certes, mais aussi fondatifs, une lecture comprise comme
un co-cheminement de la pensée vers le penser. Pour en saisir la portée, un
lâcher-prise “Gelassenheit” s’impose.
Laisser être la chose, la laisser se donner, atteindre une forme de sérénité,
de détachement, s’ouvrir au mystère qui a été ostracisé du monde de la
technique. S’arracher de l’emprise d’une pensée calculante, spéculative et par
trop rationnelle. Est-il seulement possible de saisir, d’effleurer le sens de
la Lichtung sans éprouver au
préalable l’ouvertude (Ershlossenheit),
à comprendre comme une ouverture de l’homme à l’Être?
Le cheminement heideggérien questionne principalement l’Être et la
pensée, cheminement qui sonde tout horizon d’intelligibilité. Ce qu’il tente de
dévoiler est ce lieu où la pensée peut penser l’Être, un passage d’une pensée
spéculative vers la voie de la pensée. Ce lieu qui ne peut être appréhendé
comme géographique est vécu comme “une ouverture qui seul rend possible à quoi
que ce soit d’être donné à voir et de pouvoir être montré : die Lichtung ».”
Lichtung,
clairière : rien à voir avec la Licht,
la lumière bien que « la lumière puisse visiter la Lichtung, la clairière en ce qu’elle a d’ouvert, et laisser jouer
en elle le clair avec l’obscur. Mais ce n’est jamais la lumière qui d’abord
crée l’Ouvert de la Lichtung.
L’Ouvert, cependant, n’est pas libre seulement pour la lumière et l’ombre, mais
tout aussi bien pour la voix qui retentit et dont l’écho va se perdant, comme
pour tout ce qui sonne et résonne et dont le son s’en va mourrant. La Lichtung est clairière pour la présence
et pour l’absence.”
Pourrions-nous avancer que ce lieu relève d’un espace méditatif et en appelle à
un homme méditant ? Un lieu « entre-deux » où le dévoilement
devient possible. “La clairière de l’Ouvert procure avant tout la possibilité
du chemin vers l’état de présence dont elle amène à lui-même le règne... Cet
espace silencieux, serein qu’est la Lichtung,
clairière de l’Ouvert, tel est l’asile au sein duquel trouve son site l’accord
de l’être et de la pensée, autrement dit de la présence et de son accueil.”
Ce que je tente de souligner est que le chemin de pensée de Heidegger,
au-delà de son œuvre majeure « Être
et Temps », médite d’une manière à ce point fondative et innovante le au-monde propre à l’homme que le
clinicien initié ressent s’opérer en lui une véritable « conversion du
regard »
qui métamorphose le fond même de sa compréhension de la médecine et/ou de la
psychothérapie. Devenir Daseinsanalyste
n’implique pas simplement une formation –
bien qu’elle soit longue et exigeante – qui fournirait de nouveaux outils et concepts aux
bases théoriques (médecine, psychologie)
mais sous-tend cette conversion
du regard, de la pensée qui témoigne d’une ouvertude.
Lorsque Médard Boss écrit : “En se référant à la Daseinsanalytik de Heidegger, habiter renvoie à la
manière-d’habiter-le-monde propre à l’existant qui se différencie totalement de
celle de l’objet, de toute présence simplement matérielle. Il s’agit plutôt
d’une attitude ek-statique conforme à l’homme, exister dans l’Ouvert de
l’éclaircie.”, c’est bien plus qu’une simple assertion ;
il nous transmet une des étapes fondamentales qui le mène à comprendre que
toute maladie physique fragilise l’être-au-monde du patient et que “ les
explications habituelles somato et psychopathologiques des sciences médicales
ne peuvent pas comprendre ou intégrer
l’existence humaine comme le domaine de l’Ouvert.»”
La rencontre d’Heidegger ou son séjour en Inde a bouleversé la vie de Médard
Boss, sa manière de penser, de travailler et de comprendre. Ces événements
existentiaux sont bien évidemment décisifs pour ceux qui désirent incarner la Daseinsanalyse.
Ce cheminement a-t-il pu laisser transparaître que la Daseinsanalyse, en tant que
psychothérapie, attend du clinicien qu’il éprouve en pleine conscience la vie,
qu’il la médite en cheminant continuellement alhqeia en tant que dévoilement ?
Un dévoilement qui l’ouvre à l’entrelacs de la mienneté (Jemeinigkeit) et du vivre-ensemble, du
silence et du dialogue,
de la sensation de constitution de sens et d’epoch, d’ombre et de lumière. Le Daseinsanalyste ne peut imiter quelqu’un, s’identifier à, devenir
Bossien, Binswangérien,… A lui, en personne, d’ouvrir un horizon thérapeutique
singulier, historial et dynamique qui favorise rencontre, partage et transpassibilité. Aujourd’hui, 35 ans après ma première lecture
d’Être et Temps, ma pratique clinique
interroge cet entre-trois existential de l’Être – l’étant – le Néant
potentialisé par la transcendance.
La transcendance est notre capacité d’aller au-delà des prédicats qui sont
nôtres et qui nous substantialisent pour saisir que nous nous ne sommes pas
mais que nous avons à être.
La transcendance nous arrache de la
quotidienneté pour nous jeter dans l’inconnu, dans l’Ouvert, dans ce
« où » qui transpossibilise (Ermöglichung).
Grace à la transcendance qui sous-tend la résonance du quadriparti, le Dasein
harmonise l'entre-trois existential et habite le « Da ». Perdre cette
possibilité d’équilibrer ces trois instances fondamentales altère le au-monde
entrainant un enfermement de l’homme par exemple dans la vénalité lorsqu’il
n’investit que l’étant, dans le
mysticisme s’il s’extasie dans l’Être ou dans la dépression ou le nihilisme
s’il se sent submergé par le Néant.
Je comprends aujourd’hui ma pratique de Daseinsanalyste comme l’ouverture d’un espace apertural où le
patient puisse rééquilibrer au sein de sa vie les présences entrelacées de
l’Être, de l’étant et du Néant, cet équilibrage qui s’apparente au
« souci » essentiel de l’homme. La question dialogale instaure une
possibilité de rencontre et par là-même réinsuffle chez le patient le mode de
l’être-avec, de l’être-ensemble qui s’était perdu dans la communication banale.
Le questionneur n’est en quête d’aucune information. Au contraire, la question
questionne le questionné lui-même.
Questionneur et questionné s’inaugurent d’une même présence au jour de
laquelle se donne la question. Ce jeu intime et complice de questions et de
réponses abrite et favorise le silence, l’ouverture, l’écoute, la
compréhension, l’intonation.
Le dialogue en tant que témoin d’un être-ensemble participe de
l’ouvertude, Erschlossenheit, du Dasein “ qui est l’appellation
ontologique de l’être de « l’être-le-là » éclairé et ouvert de
l’intérieur… une ouverture fondamentale. »
L’impact de la pensée heideggérienne sur la psychothérapie, du moins
pour ceux qui l’ont méditée et approfondie, est insoupçonnée. En ces temps de
dérive, de « Weltverdüsterung,
fuite des dieux, destruction de la terre, massification des hommes, prééminence
du médiocre »,
le questionnement heideggérien de l’Être est d’autant plus important que l’humanité
est livrée aux leurres de l’étant.
Il est nécessaire de nous confronter aux deux versants de la pensée
moderne – l’une, l’expérience concrète ressentie, prélogique,
antéprédicative ; l’autre, suivant les exigences empiriques de la science,
pragmatique, positiviste, logique – sans nécessairement les opposer mais en
essayant de les harmoniser au cœur de cet « entre-trois existential » susmentionné.
Eprouver que « Da-sein »
en tant qu’être-au-monde n’est pas un pur concept, un slogan ou une formule,
tel est le but avoué de cet article. Comment pouvoir ressentir, sans
méditer, que l’espace
spatialise et ouvre un champ d’accueil aux corps,
que la limite n’est pas seulement un contour ou un cadre, pas simplement une
frontière où se termine quelque chose ? La limite est aussi ce lieu à
partir duquel peut se donner dans sa plénitude l’essence même de ce qu’il y a à
donner : une venue en présence de la présence. La limite illimite la
donation des choses dans le monde.
Si vous comprenez la limite comme une “fin”, vous n’ouvrez pas les mêmes
possibilités que si vous la comprenez comme un lieu d’ouverture. Cette manière
énigmatique d’entrer en relation avec le monde, avec l’espace, la « terre »,
une sculpture vous permet de saisir une forme de proximité
ou d’intimité au cœur de l’étrangeté (Unheimlichkeit) ;
le corps ne se réduit plus à une série d’organes mais déploie une corporalité (Leiblichkeit) ; une rencontre semble
possible là où ne s’élaboraient que diagnostic, traitement pré-formaté et
recherches statistiques.
Tout comme Heidegger, nous n’espérons pas que chaque thérapeute devienne
philosophe mais qu’il puisse tout du moins méditer son bagage scientifique de
telle façon qu’il ne réduise plus l’homme « à une construction technique
apparentée à une machine,»
mais se sente plutôt « responsable de ce qu’il n’a pas encore ouvert. »
© Dr. Ado HUYGENS
Président de la Fédération Internationale de Daseinsanalyse