3.1. : regard
phénoménologique sur
conférence d’ouverture aux
quatrièmes journées d’étude de sexologie – Tours – 1996 : « de
la transcendance de la folie à l’emergence de l’Être »
" Il
existe trois catégories d'opinions différentes qui touchent chacun d'entre
nous. Il y a ceux qui croient que toute l'existence est réelle. Ensuite, ceux
qui croient que la représentation est seule
réalité. Enfin, ceux qui croient que rien n'est réel. " [1]
Ainsi parle Maître Camkara. Mais peut-on vraiment imaginer que l’un d'entre
nous soutienne que rien n'est réel ? Qui d’entre nous peut imaginer, voire
éprouver cette possibilité qu’une forme de folie puisse être transcendante et
ouvrir l’espace de l'Être ?
En effet, cette question, comme l'a fort bien souligné, Rollo May et Paul
Tillich, dévoile l'étiopathogénie de l'angoisse. Tillich nous le précise par
ces mots :
"
L'angoisse, c'est être confronté au non-être, à sa propre mort lorsqu'on est en
pleine vie ; être pris au piège du paradoxe de la liberté et de la finitude.
Puisque l'angoisse est existentielle, elle ne peut disparaître. Celui qui ne
peut la surmonter, se réfugie dans la névrose. La névrose est une façon
d'éviter le non-être en évitant d'être."[2]
Remettre en question " le bien-fondé " de la réalité, c'est par
la même déstabiliser le fondement de
" l'être-là ", c'est désignifier tout signifiant de son essence,
c'est sombrer très rapidement dans un autre état de conscience qui nous
entraîne dans la folie. Et pourtant ce passage des fourches Caudines ne
serait-il pas précisément le passage qui conduit à la sensation de l’Être ?
L'homme ne peut prendre conscience d'une réalité extérieure qu'au travers
de sa réalité intérieure.
Le
problème du monde, nous dit Merleau-Ponty,et pour commencer celui du corps
propre, consiste en ceci que tout y demeure.
Celui-ci - le corps propre - maintient continuellement en vie le
spectacle visible , il l'anime et le nourrit intérieurement , il forme avec lui
un système. La perception extérieure et
la perception du corps propre varient ensemble parce qu' elles sont les deux
faces d'un même acte. La synthèse de l'objet se fait donc ici à travers la
synthèse du corps propre "[3]
L'objet prend donc forme, devient signifiant et se signifie dans le monde de mon corps propre. Le monde est
parce que j'existe et pourtant il continue à être sans moi. Quelle
différence puis-je donc apporter à la
réalité du monde. Je lui permets de
devenir d'étant, existant. En d'autres termes, j'anime le monde de mon être
propre. Je lui insuffle l'humanité.
Ainsi en me promenant dans le désert, je m'arrête, je vois, je sens, je
m'incline, touche le sable et en retire une pierre, une rose des sables, qui ne
sera plus jamais comme auparavant car elle existe à mes yeux. Depuis des
milliers, voire des millions d'années, elle se trouvait là mais sans lien au
monde. Je suis devenu son lien. Je l'ai
habité de mon histoire.
Si ce développement vous paraît certainement plausible, il en est un autre beaucoup plus ésotérique.
Celui qui touche l'objet lui - même. Est-il lui aussi différent depuis qu'il
existe pour un autre ? Peut-il
emmagasiner dans sa matière l'histoire de ses rencontres et dès lors nous
rendre sensible à sa propre historicité ?
Question que nous nous devons de nous poser mais dont la réponse ne peut
être envisagée par le scientifique qui sommeille, voire rugit en nous.
Pour le
philosophe Merleau-Ponty, "Le corps n'est pas un objet. Pour la même
raison, la conscience que j'en ai n'est pas une pensée, c'est-à-dire que je ne
peux le décomposer et le recomposer pour en former une idée claire. Son unité
est toujours implicite et confuse. Il est toujours autre chose que ce qu'il est
, toujours sexualité en même temps que liberté, enraciné dans la nature au
moment même où il se transforme par la culture, jamais fermé sur lui-même et
jamais dépassé. "[4]
Je suis inextricablement lié à mon corps et à ses frasques. Si même la
réalité était, elle ne serait , in fine,
que toujours ma réalité.
La question " Et si le réel n'existait pas " est dès lors mal
posée. Plus judicieux serait de se demander si je peux accéder au réel, à la
réalité du monde.
Pour introduire la question, je vous propose une métaphore orientale
extraite d'un Sûtra.
"
Purifier notre pensée, c'est comme purifier de l'eau boueuse conservée dans un
récipient propre. Si le récipient n'est pas secoué et qu'il repose, le sable et
la boue vont tomber au fond. Quand l'eau pure apparaît, cela s'appelle la
première disparition de l'élément pertubant mauvais de la passion. Quand la
boue a été enlevée et qu'il ne reste que l'eau pure, on appelle cela la
supression définitive de l'ignorance originelle"[5]
Accéder au réel nous demande dès lors d'enlever la boue de notre eau, de la
purifier c'est-à-dire élaguer notre pensée de toutes ces impuretés, ces
a-priori qui nous empêchent de laisser se phénoménaliser le monde. Cette métaphore orientale nous renvoie
certainement au concept plus européen, allemand, de "réduction
phénoménologique" que mes auditeurs habituels commencent à connaître.
La réalité est là, immanente, mais invisible à nos sens pervertis par nos
nombreuses représentations qui renvoient
sans cesse " l'infinie essence " à notre propre finitude. Tout comme
le précise Michel Henry :
" La
prétention de chercher l'origine de toute connaissance dans le visible et dans
ses pouvoirs,, prétention explicitement formulée par Kant et qui domine en fait
l'ensemble du développement de la philosophie occidentale, perd ses droits et
se trouve renversée... L'invisible ne rend pas seulement possible l'immanence
de l’essence, il détermine l'essence de l'immanence et la constitue. La réalité
ne prend forme et ne se constitue qu'en
l'absence de savoir."[6]
De Maître Eckhart : " La vraie
lumière brille dans les ténèbres bien qu'on ne s'en apercoive pas " à
Novalis :" plus divins que les
étoiles scintillantes nous semblent les yeux infinis que la Nuit a ouverts en
nous " en passant par Louis II de Bavière, tous ont préféré la nuit
éclairée par la lune et les étoiles... Ce dernier fut surnommé le "Roi des
Ombres" ou encore le "Roi-Lune" : " Je suis enivré par ces espaces agrandis de la nuit". L'empire
de la Nuit, diront ses psychiatres, lui a permis de s'évader de la réalité,
jusqu’à se frayer un chemin énigmatique dans la mort ; tous ont pu ressentir
dans leur " différence subtile d'être-au-monde " la profondeur de la
nuit, de l'obscurité, des ténèbres, profondeur
qui est , dixit Merleau- Ponty,
" la
dimension du caché par excellence. Elle est le moyen qu'ont les choses de
rester nettes, de rester choses, tout en n'étant pas ce que je regarde
actuellement. C'est elle - la profondeur - qui fait que les choses ont une
chair. " [7]
La rencontre de cette réalité immanente suppose donc une perception de
l'invisible, un laisser-aller plus qu'une absence de notre savoir, une
réduction phénoménologique, un accès à la profondeur, à l'abîme, à l'objeu du
monde, en un mot: la révélation de
l'immanence de la réalité s'opère par la transcendance mais nous précise Michel
henry :
" L'essence
de la réceptivité originaire qui assure la réception de la transcendance elle-même est l'immanence. En tant qu'il est
constitué par l'immanence, le mode originaire de la réceptivité est l'acte
d'atteindre son contenu sans se mouvoir,
ni se dépasser vers lui, de telle manière que la réalité ontologique constituée
par ce contenu pur ne lui est en aucune façon transcendante et ne se trouve
point posée devant lui à la façon d'un horizon "[8]
La transcendance est nécessaire pour l'homme qui veut retrouver la
dimension de l'immanence et l’entrelacer à cette possibilité d'accéder à la
perception originelle, de toucher de ses sens la "prima materia ",
quête du graal des alchimistes.
L'alchimie,
dit Plotin, s'est donné pour première tâche d'extraire, dégrossir, affiner,
purifier, éveiller et équilibrer sa "matière" comme le ferait l'art
du sculpteur mu par l'intuition de la beauté latente de la pierre. Il est écrit dans le Rosaire des Philosophes
: "qu'on prépare la nature elle-même, afin d'en faire sortir ce qui est
pur, et d'enlever ce qui est terrestre et boueux. L'alchimie, écrit Binda, affirme sa spécificité opérative en faisant
de l'acte de résolution en Eau Mercurielle, la condition de possibilité de
l'ouverture de l'espace de la vision. La reconnaissance de " la Pierre des
philosophes, du " Chaos des sages " , de la " Figure du monde
", ne peut s'effectuer que grâve à une sorte de prémonition du pur au sein
de l'impur.La matière philosophale est
d'abord le lieu où la matérialité entrepprend de s'affranchir de toute
substantialité pour se résoudre en ce point de transvasement du contenant et du contenu qui est à la fois
germe, espace, Oeuvre.
Boehme
surenchérit " Si tu le trouves, tu atteins le fond d'où toutes les choses
procèdent, et dans lequel elles subsistent, et tu es, en lui, un Roi sur toutes
les oeuvres de Dieu. Et cet homme, dit
St Thomas d' Aquin, ne peut être que
celui qui travaille avec sagesse etdiscernement. Enfin, last but not least, tous termes
désignant la Materia prima devront être des sortes de réceptacles ouverts à
cette infatigable énergie, béants de l'infinité et de la profusion qui les
traversent. Le signifiant doit créer l'embarras pour mieux orienter dans et
vers l'invisible "[9]
Tout au long de la littérature, des contes et légendes, seul l'être-pur
pouvait accéder aux mystères de la vie souvent représenté par un enfant ou un
androgyne. Tout aussi souvent, cet être-pur se pervertit au contact des hommes,
du pouvoir. Il devra passer par l'épreuve pour accéder à la transcendance et
retrouver sa possibilité d'être--en-immanence, c'est-à-dire dans ce " le
là" originel. La légende d'Excalibur en est un exemple parmi tant
d'autres.
Quelquefois, l'être-pur se perd sans plus jamais trouver le chemin de
l'immanence, sans plus pouvoir accéder à la transcencance. Sa folie - celle,
comme le dit Bainville, qui touche toute personne qui pense
différemment de la majorité le conduit alors
à la mort.
Afin de concrétiser ce possible, ce questionnement « De la
transcendance de la folie pour qu'enfin advienne l'Être ", je vous propose
en toile de fond la vie du Roi Louis II
de Bavière. Il fut ce roi qui se prenait pour celui de la prima Materia, un roi
dont les réalisations se voulaient divines. Il fut toute sa vie durant à
la recherche de ce lieu où toute matérialité s'affranchit de sa substantialité,
où son corps puisse devenir éther, et lui, ainsi pur esprit.
En filigrane de ce questionnement, comme uhrquelle, source originelle de
votre imaginaire, présentifions cette figure mythique de l'histoire: ce Roi des
ombres, ce Roi-lune, ce Roi-vierge, ce Roi jeune-fille, ce Roi qui, nous écrit
De Pourtales, naquit à l'amour en femme, non par les sens mais par le rêve. "
[10]
" Sa
Majesté souffre de troubles psychiques très avancés et même de cette sorte de
maladie mentale que les médecins alénistes désignent par le terme de Paranoia.
Cette maladie rend toute volonté de Sa majesté absolument exclue et doit être
considérée comme incapable d'exercer le pouvoir. Ce diagnostic est justifié par
:
2.
Hallucinations ou déviation de la fantaisie.
3.
Troubles des sens et de la pensée tel la colonne devant Linderhof que le Roi
embrasse à chaque départ.
4.
Excitation motrice : agitation et colère
5. Haine
6.
Troubles du comportement.
Le roi
est comme aveugle sans guide au bord du
précipice. Expertise rendue le 8 juin 1886 par le Pr Gudden sur base de
documents sans jamais avoir rencontré le Roi agé de 40 ans. Il se suicidera
dans la nuit du 13 juin en se noyant dans le Lac du chateau de Berg. [11]
Ceci est le verdict d'une psychiatrie balbutiante mais déjà toute puissante
qui, malgré son bien-fondé, fragilise néanmoins l'homme dans ses assises
ontologiques. La psychose, la folie est toujours fascinante à fortiori si elle
touche la personne d'un roi. Elle peut devenir, oserais-je dire,
transcendantale, sans pour autant que l'Être se déploie. A ne pas confondre folie
transcendantale et transcendance de la folie.
En effet, de toutes les pathologies
mentales, la psychose est la plus mystérieuse et demande à son expert au delà
d'une formation psychiatrique ou psychanalytique, une dimension philosophique
en général, et phénoménologique en particulier.
Psychose et psychose font deux. Un même diagnostic, des mêmes signes
pathognomoniques peuvent toucher deux personnes aux fondements ontologiques
totalement différents. Une psychose peut autant sous-tendre l'intelligence, la
probité et la créativité que témoigner d’un rien affligeant.
A quel moment un homme délire-t-il surtout si, sans jeu de mot, le sujet
est roi ?
Lacan écrivait " Si un homme qui
se croit un roi est un fou, un roi qui se
croit un roi ne l'est pas moins." Louis II se prit certainement
pour un Roi mais ce ne fut pas le premier. Louis XIV ou Napoléon le furent
aussi sans pour autant sombrer dans la folie.
"Napoléon
fut un esclave ne cessant de trimer au
service de l'empereur et Louis XIV fut un monarque besogneux se sachant fragile
alors que Louis II en clamant : " L'état c'est moi " ou " un Roi
ne doit rien " , proclamait une simple croyance que n'accompagnait aucun
combat pour qu'elle puisse efefctivement
se réaliser. [12]
Nous pourrions dire que Louis II ne put assumer ce qui frappe généralement
les rois : la double appartenance royale. Les études de Kantorowicz nous montrent que :
"
Dans l'unicité de la personne royale, il y a la persona personalis du roi
mortel et sa persona idéalis qui ne
meurt jamais. Deux corps, l'un naturel, mortel, semblable à celui des autres
hommes ; l'autre politique par lequel le roi est incorporé à ses sujets et eux
à lui, corps immobile, impassible, immortel dont le phénix est le symbole. Le
drame de Louis II de Bavière est que loin de vivre en la réalisant dans sa
personne la conjonction des deux corps, il n'en vivait que leur scission : le
corps de majesté condamne et protège le corps naturel ; la parole sublime, la
volonté sacrée du roi s'expatrie hors du sujet, tout en restant parole et
volonté du prince. Elle s'extériorise,
tout en s'inscrivant sur sa peau et sans
son corps, comme la Loi ; elle lui est transcendante comme la volonté divine
tout en s'approchant de lui jusqu'à la frôler. Louis II vivra dans cet
écartement, dans cette distance sans espace. Il écrit son journal dans ces écart, blanc, vide et unique
jusqu'au bord de sa mort. Le corps divin du roi est devenu un corps d'Amour et
le corps naturel du roi, un corps de désir sans que jamais celui-ci ne puisse
s'accomplir ou se transformer en celui-là."[13]
Louis II privilégia la culture à la civilisation. Il vivait la sensation de
ce besoin de transcender son immanence sans pouvoir la nommer. Le peuple espérait
un roi administrant son royaume, il se sentait un alchimiste toujours dans l'essence
au delà même des sens. Il se croyait constituer de « prima materia »
alors que son corpus sexualis le trahissait sans cesse. Sa seule voie était de
n'aimer que des rôles, que des représentations. Il n'aimait pas Kainz, malgré
sa beauté, mais bien le Tristan dont il devenait l'Isolde.
La réalité s’imposait à Louis II mais il n'en voulait pas. Il se trouvait
dans un au-delà qu'il réalisait par la construction de ses châteaux et de ses
grottes, dont le lieu ontologico-cosmique ne pouvait être que la montagne, dont
l'éclairage ne pouvait être que celui des étoiles et de la lune dans la nuit
dont le silence ne pouvait être brisé que par l'eau du torrent et l'intensité
Wagnériennne.
Il écrit
: " Il n'a jamais été aussi nécessaire de construire des décors où
l'esprit puisse se réfugier dans une sorte d'asile poétique pour y oublier les
angoisses de notre affreuse époque. "[14]
Déjà très jeune, Louis II savait ce qu'il ne voulait pas vivre, ni sacrifier
sur l'autel de sa couronne : son être-roi , son être-transcendant, son
être-divin, son être-pur, son être-vierge. Lacan tout comme Freud ont bien
souligné que
" la
vie en société n'est vivable que grâce aux défenses névrotiques et perverses.
D'où la fréquente souffrance sociale des psychotiques. Notre société semble
bien mieux tolérer les névrosés et les pervers que les psychotiques lorsqu'ils
ne se cachent pas sous le masque d'une névrose "[15]
Louis II n'avait de cesse que de s'élever. Très vite conscient de la
pathologie mentale familiale, découvrant pas à pas le visage de la psychose dans
celui de son frère : Otto. Louis II cherchera à s'autoréaliser dans l'art ,
dans l'art du constructeur.
Oscar Becker écrit dans son essai intitulé " De la fragilité du beau
et de la nature aventurière de l'artiste » :
"Dans
la proximité immédiate d'un sommet, on ne monte plus que de très peu. Mais la
pointe se dresse à pic jusqu'à s'isoler
complètement de l'entourage, jusqu'à la complète inaccessibilité" [16]
Le château de Neuschwanstein en est un des plus beaux exemples. Louis II de Bavière voulait sans cesse
monter, expérimenter " le Steigen ", le aller au plus haut, dans
l'abîme du vertige de la hauteur et de sa solitude.
Mais, nous dit Maldiney,
La
réalisation de soi qui passe par la hauteur impose une transformation de soi.
Quelquefois, une puissance étrangère ravit au moi tout pouvoir sur son corps.
Un grimpeur mal engagé est détourné du
vertige par sa persévération dans une voie sans issue. IL atteint alors un
point de non retour à partir duquel il ne peut plus monter ou redescendre. De
la hauteur où il bloqué, il restreint sa vue des choses à des limites
invariables et fixes, à l'intérieur desquelles il échappe au vertige dont le
menace sa résistance rigide au cours du monde. C'est là le sens de la
Verstiegenheit schizophrénique. Citant Binswanger : " L'homme ne peut
s'égarer en montant que là où il s'est évadé du natal et de l'éternité de
l'amour ", il continue en écrivant qu'un schizophrène aspire si peu au
retour au sol après son envol qu'il se refuse à toute adaptation à la mondéité
du monde et qu'il tente obstinément d'en
édifier un autre. Ce qui constitue le fond de son angoisse et l'objet premier
de son rejet, c'est précisément son échéance au monde. IL y a toujours chez le
schizophrène une aspiration à la hauteur et cette vague de désir qui l'emporte
dans les hauteurs vides se change en volonté de puissance. La Verstiegenheit
est une disproportion anthropologique.
C'est en quoi, elle a sens : l'existence s'y révèle dans un échec à être dont
la possibilité est inscrite dans sa transcendance. "[17]
Bien que concernant le dramaturge Ibsen, ce texte entre tout autant dans
l'intimité du Roi Louis II et nous propose une analyse clinique bien plus humaine,
profonde de son "au-monde" que l’écriture psychanalytique.
"L'homme ne peut s'égarer en montant que
là où il s'est évadé du natal et de l'éternité de l'amour" Cette idée de Binswanger se confirme chez ce Roi dont je
traduis un de ses écrits:
" Ma
mère ne m'a jamais compris en rien...comme il se doit, j'aime et honore ma
mère, la Reine, et ce n'est certes pas de ma faute s’il n'y a aucune
possibilité d'entrer en relation avec
une nature comme la sienne. " [18]
Louis II fut un enfant seul, élevé
seul sans amour parental, dont les grandes stimulations sensorielles furent le
paysage montagneux et romantique qu’il contemplait de sa chambre du château de
Hogenswangau et des fresques qui
habillaient les murs du château dont une le marqua profondément " Les adieux
de Lohengrin". Brimé, frustré, accablé par une éducation ascétique, il fut,
par la mort subite de son père, sacré roi, à 18 ans et demi. Il ne pouvait que
s'égarer dans la hauteur et ce désir ne pouvait que se métamorphoser en
puissance.
Louis II est mort à quarante ans
mais n'a vécu que 22 ans, ses 22 ans de règne où il a pris conscience de
l'immanence de sa folie, d'être au delà même de la transcendance.
Immanence à comprendre ici comme " ce
qui réside en quelque sujet d'une manière permanente et foncière, ce qui
procède d'un être comme l'expression de
ce qu'il porte essentiellement en lui." [19]
En 22 ans de règne, Louis II a désinvestit son corps, négligé son apparence
pour construire à l’extérieur une beauté éternelle : "C'est sa beauté qui l'avait perdu. Sa beauté n'avait été qu'un
masque, sa jeunesse qu'une imposture. Ce qui le perturbait, c'était la mort
vivante de son âme " [20]
Quelle folie que d’imaginer une transcendance de la folie… la crise
psychotique, quelle qu’elle soit, nous éloigne de la réalité et par la-même de
la transcendance. Certes, en visitant,
en m’imprégnant de ces lieux hors-normes de Bavière, je suis troublé par cette Stimmung toute particulière, par ces lacrimae rerum qui me projette dans la dimension d’une verticalité sans
retour.
Nul besoin de folie pour transcender ! Il est temps d’entrer dans la
subtilité du langage pour éviter toute confusion. Si la frontière entre la
folie et le génie est ténue, elle demeure fondamentale. De la Verstigenheid, de la présomption, rien
n’est à espérer si ce n’est d’accéder à un lieu qui m’emprisonne de toutes
parts. Certes tout mouvement
transcendant aliène dans la mesure où il déchire le rien, mais il déchire pour
enfin advenir… au-monde.
LOUIS II de Bavière
le regard du phénix.
Hanté, je suis hanté par ce visage qui se déchire
dans la folie
Que je sens déjà mienne,
Toi l'enfant, toi, mon frère, épave d'un cri
Que les hommes ne comprennent
Qu'au travers du miroir de leur vie.
Leurs vies, insipides, débauchées, si humaines
Que mon sang royal, divin ne peut couler dans ces mêmes veines
Sans mourir, exsangue, sur l'échafaud de mes
désirs
Que ces crapauds, un jour, métamorphoseront en
délires.
La solitude est ma destinée, mon refuge, la beauté
Celle, pure, de la nuit, de ce cygne, de son
chant,
Eclair de lune déchirant le miroir de mon étang,
Où mon âme, un jour, pourra se reposer.
Toi, le musicien, le chantre de ce qui en moi n'a
jamais pu se dire
Je te construirai
un temple où ta musique pourra vibrer
Avec ma souffrance d'être un feu qui ne peut luire
Sur les ténèbres engloutis de leurs pensées.
Pourquoi, suis-je si seul, Lohengrin, mon bien
aimé,
Dans la grotte aux eaux mercurielles,
A la lumière de cet astre, seule femme que j'ai
désiré,
Je file sur le rouet des Brumes, ma lune de fiel
J'élève sur le sommet ma dernière verticalité
Pour ne pas me perdre dans leur superficiel.
Que mes châteaux immortalisent mon corps
Oh, toi, image mythique, ranime après ma mort
Ce que ma vie n'a pu leur exprimer
Que la folie est la lumière de la réalité.
1: Roger Munier ,
Mélancolie, Paris, le Nyctalope, 1987,
2: Charles
BAUDELAIRE , les fleurs du mal :
Spleen et idéal, un Fantôme , les ténèbres.
3: Michèle
GENNART, La disposition affective chez Heidegger, dans " Le
CONTACT", Textes
colléctés par Jacques schotte aux
éditions De Boeck.1990
4: Jacques
HASSOUN, La cruauté mélancolique , Aubier psychanalyse 1995
5: Jean
BAUDRILLARD, Cool Memories 1980 - 1985 , Galilée 1987
6: Ludwig
BINSWANGER, Mélancolie et Manie, P.U.F., 1960-1987
7: René DIGO , De
l'ennui à la mélancolie, Privat 1979
8: CIORAN, Le
livre des leurres, Arcades-Gallimard, 1992
9: Henry
MALDINEY, L'art, éclair de l'être, éd. Comp'act, 1992
10: Edmund
HUSSERL, la terre ne se meut pas, Ed. Minuit
11: Erwin STRAUS, Du
sens des sens, Millon, 1935-1989
12: Henri Ey, manuel
de psychiatrie, 1978
13: Hubertus
TELLENBACH, Mélancolie, P.U.F. 1979
14: Henri
MALDINEY, Penser l'homme et la folie, Millon, 1991
15: Wolgang
BLANKENBURG, La perte de l'évidence naturelle, P.U.F. 1971-1991
16: Frans VELDMAN, Haptonomie, science de
l'affectivité, chez P.U.F., 1989
17: André LALANDE, Vovabulaire de la
philosophie, P.U.F. 1926 *
1988
18: Edmund HUSSERL, Idées
directrices pour une phénoménologie, TEL Gallimard 1913 * 1950
19: Jan PATOCKA, Qu'est
ce que la phénoménologie ?, Millon,1988
20: Francis PONGE, La fabrique du pré, Les
sentiers de la création, Skira, 1971
[1]: Maître
CAMKARA : Discours sur le boudhisme, Editions de la Maisnie, 1985, page
17
[2]: Paul
Tillich : Le courage d'être,
Editions Seuil , 1971
[3]:
Maurice Merleau-ponty, Phénoménologie
de la perception, Tel,1945 - 1978, pages 236 , 7
[4]: Opus
cit. , Page 231
[5]: Lu
K'UANG YU, La doctrine du Chan et du Zen, Dervy, 1992, Page 82
[6]: Michel
HENRY, L'essence de la manifestation,
P.U.F. 1963, page 548
[7]:
Maurice MERLEAU-PONTY, le visible et l'invisible, Tel, 1964, page 272
[8]: Op.
Cit. N° 6 , page 281
[9]:
Françoise Bonardel, Philosophie de l'alchimie, P.U.F., 1993, Page 147 et
Svte
[10]: G. de
POURTALES, Louis II de Bavière ou Hamlet Roi, Paris, Gallimard, 1928,
page 147
[11]:
Patrick DE NEUTER, Les folles passions de Louis II de Bavière, Point
hors Ligne 1993, Page 169
[12]: Ibid.
page 193
[13]: Ibid.
page 148
[14]: Ibid.
page 218
[15]: Ibid.
faisant référence à la thèse lacanienne reprise par Calligaris, page 199
[16]: Ludwig
BINSWANGER, Postface de Henri MALDINEY, Henrik Ibsen , et le problème de
l'autoréalisation dans l'art , 1996, page 114
[17]: Ibid. Page 128
et Svt.
[18]: Ludwig Merkle , Ludwig
II ans his dream castles , Bruckmann, 1995, page 16
[19]: André
LALANDE, Vocabulaire de la philosophie, P.U.F. page 468